30 juin 2020

"30 juin 1960 - Souvenir" par Elikia M'Bokolo

"Avoir vécu, adolescent, le 30 juin 1960 à Kinshasa est, plus qu’une chance, une sorte de privilège aux effets durables, sans cesse renouvelés. L’année scolaire avait été excellente pour moi. Expulsé brutalement du collège Saint Joseph au début de 1959 sur la demande d’un professeur-missionnaire raciste, j’avais été accepté à l’Athénée Royal de Kalina pour la rentrée de 1959-1960. Une année perdue, mais quelle importance quand on n’a que quatorze ans ?...
Cec

J’avais plutôt gagné au change : élève dans une école réservée aux enfants blancs, je terminais l’année en tête du peloton, comme un avant-goût à quelques semaines de l’« Indépendance ». Dans une classe où nous n’étions que deux Congolais sur une vingtaine d’élèves, le prof d’histoire, un certain M. Charlier, n’avait cessé de s’exclamer : « Les Pygmées auront bientôt le droit voter ! Incroyable : Des Pygmées qui votent ! Il n’y a qu’au Congo qu’on peut voir des choses pareilles ! » Ils ont voté, en effet, mais sans que cela suscite le moindre incident. L’année scolaire bouclée, que faire d’autre que d’attendre ? Et le grand jour est enfin arrivé. Un jeudi inoubliable.

Papa, « assistant médical », est parti tôt le matin avec un groupe d’amis célébrer l’événement quelque part. Avec son autorisation, nous avions sorti le grand poste de radio du salon et l’avons placé dans la spacieuse véranda pour que les passants puissent, s’ils le voulaient, écouter les discours que prononceraient les autorités. Et, il y en eut !

Le Roi Baudouin d’abord, qui ose saluer « le génie » de Léopold II, dont la statue sur pied nous a toujours paru, à nous jeunes Kinois, comme une provocation quotidiennement renouvelée. Voici ensuite le Président Joseph Kasa-Vubu, dont deux de ses filles étaient mes camarades d’école. Une petite catastrophe : la voix plutôt aigue, et surtout trop haut perchée. On dirait le discours d’un missionnaire flamand ! Rien qui vaille la peine d’être retenu… Lumumba enfin ! Murmure dans la foule qui s’était agglutinée le long du mur : « Elombe ! Elombe ko ! (Voilà un homme ! Un vrai !!! »). Il parle. Les phrases s’enchaînent, claires, limpides, sèches, tranchantes comme des couteaux aiguisés. Les gens se regardent, incrédules, hochant la tête, effrayés et, en même temps, contents que ces choses-là soient enfin dites. S’il ne les dit pas aujourd’hui, quel autre jour pourra-t-il les dire ? « Hé Lumumba ! Ndenge alobi boye, bakoboma ye !, crie l’un » Un autre « Bakoboma ye ko ! » Un autre encore : « Ata babomi ye, asi alobi oyo ebongaki aloba lelo ko !.. ». La cérémonie dure encore quelque temps. Mais la cause était entendue : « L’indépendance, personne ne nous l’a donnée : nous l’avons prise ! Les gens crient, s’embrassent, se congratulent… Dans la tête du jeune garçon passe subrepticement une question : « Quelle journée, diable ! Quelle journée ! On devrait pouvoir gagner sa vie à raconter des journées comme celle-ci ! ». 

[1] « Hé Lumumba, avec ce qu’il vient de dire, on va le tuer ! »

[1] « Mais oui, on va le tuer ! »

[1] « Même si on le tue, il a dit ce qu’il fallait qu’il dise aujourd’hui ! »

Elikia M’Bokolo est professeur d’Histoire à l’Université de Kinshasa et à l’EHESS à Paris et expert en histoire sociale, politique et intellectuelle de l’Afrique. Il a présidé le Comité scientifique international de l’Histoire générale de l’Afrique pour l’UNESCO. Il a par ailleurs animé pendant plus de 25 ans l’émission « Mémoire d’un continent » sur RFl, il est également l'initiateur, avec le Professeur Jacob Sabakinu, du programme BOKUNDOLI un partenariat de CEC, de l'IDLP et de IIP. 

 

 

 

 

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