7 mai 2025

Hommage à Valentin-Yves Mudimbe : penser l’Afrique autrement

Le philosophe, écrivain et critique congolais Valentin Yves Mudimbe s’est éteint le 22 avril 2025. Son œuvre, dense et rigoureuse, a profondément marqué les études postcoloniales et africaines. Pensée critique, exigence intellectuelle et réinvention des savoirs : retour sur l’héritage d’un penseur majeur.
Cec

Avril 2025. Un silence particulier a traversé le monde intellectuel. Un vide, une absence qu’on devine lourde de sens. Valentin Yves Mudimbe s’est éteint le 22 avril, laissant derrière lui une pensée immense, indocile, qui continue de crépiter comme une braise sous la cendre. Il était l’un de ces penseurs dont l’œuvre ne cesse de réveiller, de déplacer. Un géant discret, dont les livres ont planté des graines critiques dans les esprits de plusieurs générations.

Né en 1941, dans ce qui était alors encore le Congo Belge, actuellement République Démocratique du Congo, il a traversé le XXe siècle et ses convulsions, porté par une rigueur indéfectible et un esprit critique guidé par l’envie de partage. Philosophe, romancier, poète, critique littéraire, enseignant… il a habité plusieurs langues, plusieurs formes, pour penser l’Afrique autrement. Sa vie intellectuelle, vécue principalement en exil, fut celle d’un semeur, et ses idées ont ouvert une brèche dans le domaine de la pensée.

Avec L’Invention de l’Afrique, publié en 1988, à l’instar d’une traduction postérieure en langue française, Mudimbe a bouleversé les études africaines et postcoloniales. Il y interroge les savoirs sur l’Afrique : qui parle, depuis où, et dans quel langage ? Il y propose la notion de "gnose" - un savoir caché, soustrait aux catégories disciplinaires occidentales qui ont pris l’Afrique pour sujet, un savoir en creux, en fuite. À travers ce dialogue implicite avec Michel Foucault, il dessine un espace critique inédit, un interstice d’où penser le monde en dehors de ses clôtures coloniales. Parmi ses théories qui marquent une innovation, il a aussi forgé l'idée précieuse d’une "bibliothèque coloniale" – qu’il présente comme un ensemble de textes, de représentations et de constructions par lesquels l’Occident a défini l’Afrique. Un legs encombrant qu’il faut désosser, ligne par ligne, pour retrouver l’écho pluriel des voix africaines. Mudimbe ne se contentait pas de dénoncer : il reconstruisait, pierre à pierre, les fondations d’un savoir libre. 

L’indiscipline associée à la rigueur qui lui était propre, chez lui, était une méthode, une nécessité, une exigence pour créer de nouveaux lieux de savoir. Déconstruire les héritages, pour mieux penser la complexité, la multiplicité des expériences africaines, sans nostalgie, sans misérabilisme, sans fétichisation. Penser pour désassigner, penser pour respirer.

Ses romans - moins souvent cités mais tout aussi puissants - prolongeaient cette quête de sa pensée critique. Chez lui, la langue n’était pas seulement un outil, mais semble être un champ de bataille, et un lieu de création, une manière de reprendre possession de soi, contre l’histoire, et d’ouvrir grand les yeux. 

Mudimbe semblait écrire pour exhumer et pour transmettre. Ses textes agissent encore aujourd’hui comme des balises dans le brouillard des débats contemporains. Ils rappellent la force des mots justes, l’urgence de penser autrement, et la rigueur comme forme de tendresse envers les vérités multiples que recèlent les mondes africains.

Son héritage est immense. Non pas figé dans la pierre, mais vivant, il nous oblige à la vigilance critique, à l’écoute, à la remise en question constante des cadres imposés. Il nous rappelle que l’identité est une construction, toujours à interroger.

Valentin Yves Mudimbe est parti, mais sa pensée, elle, reste ; elle nous éclaire et nous guide, et c’est ainsi que vivent les pensées nécessaires qui nous reviennent toujours, et résonnent d’une acuité pressante.

 

Liste non exhaustive de ses ouvrages : 

  • L’invention de l’Afrique
  • L’odeur du Père
  • Entre les eauxDieu, un prêtre, la révolution, Paris, Présence africaine
  • 1976: Le Bel Immonde, Paris, Présence africaine
  • 1979: L’écart, Paris, Présence africaine
  • 1989: Shaba deux. Les carnets de mère Marie-Gertrude, Paris, Présence africaine

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