Ngũgĩ wa Thiong’o : une vie pour la langue, une œuvre pour l’émancipation

Né en 1938 dans un Kenya encore sous domination coloniale britannique, il grandit dans une époque traversée par la révolte des Mau Mau, soulèvement anticolonial dont il portera longtemps la mémoire. Cette histoire douloureuse, complexe, s’est inscrite au cœur de son œuvre - non comme un motif figé, mais comme un tremplin pour penser les contradictions du monde postcolonial.
Après l’écriture d’une première pièce de théâtre, Ngũgĩ débute sa carrière littéraire dans les années 1960 avec Weep Not, Child (Enfant, ne pleure pas) en 1964, un roman où transparaissent déjà les tensions entre traditions africaines, influence européenne et révolte contre l’ordre colonial, puis A Grain of Wheat (Et le blé jaillira) le propulse sur la scène littéraire internationale. Mais c’est dans ses essais que sa pensée s’affirmera avec le plus de clarté et de radicalité.
Son engagement ne se limite pas à la littérature : il est aussi politique, linguistique, pédagogique. En 1977, une année charnière, il est arrêté et emprisonné suite à la représentation d’une pièce de théâtre écrite en kikuyu, sa langue maternelle, jouée devant un public populaire. Il y prend une décision majeure : ne plus écrire en anglais. Pour lui, la langue n’est jamais neutre. Elle est un lieu de pouvoir, un vecteur d’aliénation mais aussi, potentiellement, un outil de conquête culturelle.
Ce refus de l’anglais comme langue d’écriture devient l’acte fondateur de son œuvre critique. Dans Decolonising the Mind (Décoloniser l’esprit, 1986), il théorise ce choix avec force : écrire dans une langue africaine, c’est refuser la colonisation des esprits. C’est aussi redonner à ces langues leur pleine capacité de création, de pensée, de science. C’est rappeler, avec insistance, que l’identité africaine ne saurait se construire durablement dans les mots du colonisateur.
Exilé dès 1982, à la suite d’une tentative de coup d’État au Kenya, il vivra plus de vingt ans loin de son pays, enseignant dans de grandes universités à travers le monde, de l’Angleterre aux Etats-Unis. Pourtant, son œuvre n’a jamais cessé de parler depuis le continent, pour le continent, et au-delà. Ses romans, traduits depuis le kikuyu, circulent aujourd’hui dans de nombreuses langues. Son théâtre, longtemps enraciné dans une forme populaire, reste un exemple rare de dialogue entre la création artistique et les mouvements sociaux.
Ngũgĩ wa Thiong’o s’est inscrit dans ce qui a été appelé par l’écrivain djiboutien Abdourahman Waberi une « biodiversité linguistique » - l’idée que les langues se nourrissent les unes des autres, que la traduction n’est pas une perte, mais un passage. Il ne prônait pas un retour figé aux origines, mais une réorientation. Il posait la question dérangeante : ‘How did we, as African writers, come to be so feeble towards the claims of our languages on us and so aggressive in our claims on other languages, particularly the languages of our colonization?”(« Comment en sommes-nous venus, en tant qu’écrivains africains, à être si faibles face aux langues qui nous appartiennent, et si fervents envers celles qui nous ont dominés ? »).
Pour lui, écrire semblait être une manière de se réapproprier son espace, sa mémoire, ses formes. C’était refuser l’idée selon laquelle le savoir ne peut exister qu’en anglais, français ou autres langues imposées par la colonisation. Et c’était ouvrir la voie à une nouvelle génération d’écrivains africains qui, à leur tour, choisissent de travailler dans leurs langues, ou de leur faire une place active dans leurs œuvres.
Ngũgĩ nous laisse non seulement une œuvre littéraire, il nous laisse une vision : celle d’une Afrique qui s’écrit elle-même, dans ses mots, ses rythmes, ses langues. Une Afrique qui se raconte sans filtre, sans langue imposée. Une Afrique debout.
Ouvrages empruntables à l’espace Césaire :
- Writing against Neocolonisation, Wembley, Vita Books, 1986.
- Weep not Child, London, Edition Heinemann Educational, Collection African writers series 1974.
- Enfant, ne pleure pas, Paris, Edition Hatier, 1984.
- A grain of Wheat, London, Editions Heinemann, 1986
- Pétales de sang, Paris, Edition Présence africaine, 1985
- Décoloniser l’esprit, Paris : La fabrique éd., 2011
- Pour une Afrique libre, 2017