16 février 2021

Hommage en poème à Michel le Bris

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires. Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires, Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers. Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile ! Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons, Passer sur nos esprits, tendus comme une toile, Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons. Dites, qu’avez-vous vu ?
Cec

 

Avec en tête ce poème de Charles Baudelaire et dans le coeur le souvenir de tous ses voyages « sans vapeur et sans voile »  et des « étonnants voyageurs » qui ont croiséson chemin de par le monde Michel Le Bris a créé le plus beau des festivals de littérature.  Parce qu’il avait l’envie de continuer ce voyage à travers les livres, parce que dans cette France trop centrée sur elle-même, il y avait urgence à faire connaitre une littérature ouverte sur le monde,  parce que face à la mer de sa Bretagne natale, "L’Homme aux semelles de vent »  avait toujours rêvé du grand large, d’autres mondes, d’autres cultures …    

 

Alors après avoir  étudié, voyagé, écrit des livres, fondé avec d'autres le quotidien Libération, après avoir été en charge de collections éditoriales, Michel Le Bris décida en 1990 de se lancer dans la grande aventure littéraire et humaine de sa vie.  Avec une bonne dose d’inconscience et beaucoup de  passion, il créa avec le soutien de quelques amis écrivains,  le festival « Etonnants voyageurs » à Saint Malo. Avec la mer qui convie au voyage et aux lointains horizons, c’était la ville rêvée  pour accueillir chaque année tous les amoureux du livre: écrivains, éditeurs, critiques littéraires, journalistes et surtout lecteurs avides de découvertes et de rencontres. 

 

Et ce fut dès le début une formidable réussite :  vingt-sept lieux accueillaient simultanément plus d’une centaine d’écrivains venant de l’Amérique qu’il avait découverte sur les traces de Stevenson, d’outre- Manche dont il admirait les récits des grands écrivains voyageurs,  du monde caribéen qui le fascinait grâce à Césaire, à Glissant et à la formidable histoire d’Haïti,  et d’Afrique dont les auteurs devaient amener, dans le cercle trop fermé de la France littéraire, une parole puissante, une force d’écriture, un nécessaire nouveau souffle.  

 

Après quelques années il y eut une édition consacrée aux écrivains venant d’Afrique et une autre à la littérature haïtienne si vivante et si riche.  Et c’est alors qu’au CEC nous avons connu Michel Le Bris et avons partagé avec 60000 amoureux d’une littérature-monde, ce festival foisonnant et incandescent.   Nous y avons retrouvé, dans un grand moment de métissage et de brassage culturels, les amis écrivains africains et caribéens que nous avions invités en Belgique au fil des ans.  Car, en effet, à CEC nous aussi étions convaincus comme Michel, que le meilleur moyen de s’ouvrir à d’autres cultures passait par la découverte de leurs auteurs,  ces conteurs d’histoires, d’autres vies … 

 

Quel succès que ce festival « Etonnants Voyageurs »qui prit très vite de l’ampleur devenant le plus important rassemblement d’écrivains en France après le Salon du livre de Paris.  Dès neuf heures du matin, des files se formaient à l’entrée des différentes salles. Tous les lieux de rencontres, de débats, de dire la poésie étaient combles alors que dehors un grand soleil inondait la ville en ce week-end de Pentecôte. Et dans cette foule bigarrée, tant de lecteurs heureux de cette proximité avec ces auteurs venus d’ailleurs dans l’euphorie de la passion partagée de la lecture. Au coeur de cette folle aventure, il y avait Michel Le Bris, sa fille Melani et sa belle équipe d’infatigables collaborateurs. 

 

Avec toujours l'envie d’élargir, d’aller voir le monde, le festival devint nomade. Parallèlement à St Malo, Michel voulut essaimer. Pourquoi toujours en France?  Pourquoi pas en Afrique, en Haïti, dans les pays de ses amis écrivains?  C’est ainsi qu’en 2005, avec son ami l’écrivain malien Moussa Konaté, et une équipe maintenant bien rodée, faisant fi des difficultés liées à cette entreprise, il mitsur pied un festival « Etonnants Voyageurs » à Bamako. Nous étions à cette fête du livre ouverte sur le monde mais ancrée dans la réalité malienne. Un programme réalisé avec les écrivains maliens, avec les associations de jeunes, avec les autorités locales. Pour une fois la manifestation n’avait pas étéconcue, comme trop souvent, de l’extérieur. Et ce fut un grand succès dans les écoles, dans les bibliothèques et sur la place centrale de Bamako où une tente accueillait les rencontres et même à travers tout le pays. Ce fut aussi un évènement d’importance pour une nouvelle génération d'écrivains africains qui se trouvaient là réunis en terre d’Afrique et non en Europe, au Canada ou aux Etats Unis.  Et ainsi au fil du temps il y eut sept éditons inoubliables du festival « Etonnants Voyageurs » au Mali, contribuant ainsi à la mise en lumière de la littérature de tout le continent africain et d’Haïti pour dire le monde qui vient et rendre compte d’émouvantes retrouvailles d’écrivains liés par l’histoire douloureuse de l’esclavage. 

 

Mais Michel ne s’arrêta pas là. Séduit par le talent des auteurs haïtiens si nombreux, il voulut alors organiser en décembre 2007 un festival à Port-au-Prince. L'association « Étonnants Voyageurs-Haïti »fut créée, présidée par Lyonel Trouillot et Dany Laferrière,  et c’est grâce à l'obstination des écrivains haïtiens qu’il parvint  à surmonter les obstacles et à organiser en Haïti, île de lecture et d’écriture, une édition du festival sur le thème  « Toute écriture est une île en marche ».

 

Ce fut un grand moment et un succès retentissant qu’ils décidèrent ensemble de rééditer en 2010. L'équipe arriva le dimanche 10 janvier avec quelques uns des écrivains invités. Michel Le Bris se souvient : « Les écrivains couraient  de radios en plateaux de télévision, ne savaient plus où donner de la tête. C’est l’année d’Haïti ! France, Canada, Allemagne, Caraïbes: dix ou onze distinctions internationales en quelques mois pour les écrivains d’Haïti, la reconnaissance de la formidable créativité de cette île de musiciens, de peintres, d’écrivains. L’année d’Haïti, donc, et l’occasion d’affirmer une autre image de l’île que la litanie des clichés habituellement servis ». Mais le séisme du 11 janvier mit brutalement fin à ce rêve, à ce qui aurait du être une grande fête.  Profondément bouleversé, Michel Le Bris au milieu de la ville détruite promit à ses amis haïtiens de reprendre le programme prévu et de réorganiser cette deuxième édition à Saint-Malo en mai de la même année. Rentré en France, il parlera de « la force morale des Haïtiens, des gens dans leur grande majorité calmes, courageux, solidaires ».  Et elle eut lieu comme promis cette édition formidable qui rassembla dans l’émotion des lendemains tant d'auteurs haïtiens vivant dans l'île ou ailleurs. Nous avons participé aussi à cette bouleversante et pourtant joyeuse rencontre avec ces écrivains qui avaient été si douloureusement éprouvés. 

 

«  Tout bouge autour de moi »écrivit en urgence Dany Laferriere pour poser la question  "comment rester en vie quand tout s’écroule autour de vous?  »,  pour témoigner du courage de cette petite vendeuse de mangues qu’il a vue, assise par terre avec quelques fruits au milieu des décombres. Et un festival consacré à Haïti eut donc lieu à Saint Malo en mai 2010,quelques mois à peine après le séisme. 

 

Un troisième fut organisé en février 2012 dans la capitale haïtienne pour rendre hommage au poète Georges Castera, dont l’anthologie "L’encre est ma demeure » donnason titre à la manifestation. Encore un succès éclatant.  Et en 2016, une nouvelle édition largement décentralisée dans les petites villes d’Haïti sur le thème de la construction de soi, qui relie à la culture, à l’enracinement, à l’histoire.  Trois éditions vibrantes et palpitantes dont le souvenir habitera toujours Michel Le Bris, sans oublier celle annulée de janvier 2010 qui restera dans son coeur. Car Michel était un ami exceptionnel d’Haïti et un fervent admirateur de ses écrivains, de ses poètes, de ses artistes et plus largement de son peuple toujours debout malgré les ouragans, les crises successives, la corruption endémique. On peut certes reprendre d’Homère ici cette phrase : « Si les dieux envoient des malheurs aux hommes c’est pour qu’ils en fassent des chants ». 


 

En 2007, un manifeste publié dans Le Monde fit grand bruit.  

Avec Alain Mabanckou, Jean Rouaud et Abdourahmane Waberi,  Michel Le Bris fut à l’initiative de ce « Manifeste pour une Littérature-Monde» réunissant quarante-quatre écrivains du monde entier ayant le français pour langue d’écriture commune.  Une idée nourrie des différentes éditions du festival mais qui y était présente dès la toute première. Un manifeste pour une littérature généreuse, voyageuse, métissée, en lien avec le monde. Un manifeste en opposition au milieu littéraire parisien trop fermé ne laissant qu’une place marginale aux littératures en langue française du reste du monde.

 

Michel Le Bris nous a quitté en ce mois de janvier 2021. Il avait transmis la direction du festival à sa fille Mélani, il y a plusieurs années déjà. Que les prochaines éditions d’« Étonnants voyageurs» poursuivent son action : croiser les approches de tous ces auteurs de langue française en dialogue avec les littératures du monde entier. 

 

 

Par Ann Gerrard, présidente de CEC

 

 

 

 

 

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