3 décembre 2021

Historiens belges et congolais s’attachent, à Kinshasa, à examiner comment « décoloniser » et repenser l’enseignement de l’histoire

S’il n’a pas surpris les historiens, le rapport des experts de la commission décolonisation a certainement bousculé les certitudes d’un large public. Cependant, dans les universités belges comme congolaises, il y a longtemps qu’une lame de fond se dessine : professeurs et chercheurs veulent décloisonner l’histoire coloniale, l’élargir dans le temps en remontant aux débuts de la traite négrière ainsi que dans l’espace, retrouver les liens qu’entretenaient les anciens royaumes du Congo avec leurs voisins et inscrire leur recherche dans le cadre plus large de l’histoire du continent.
Cec

Entre nos universités et celles de la RDC, fréquents sont les échanges au cours desquels chacun  en compte le point de vue de l’autre et il était temps de faire le point.  Préparé depuis longtemps par l’ARES(Académie de recherche et d’enseignement supérieur) , l’IDLP, ( Institut pour la démocratie et le leadership politique),l’IIP( Investing in people) l’ULB, la VUB, soutenu par la coopération belge, le colloque de Kinshasa « re-penser l’enseignement de l’histoire » mis en œuvre par l’ONG belge CEC (coopération par l’enseignement et la culture) s’est inscrit, involontairement, dans l’actualité la plus chaude, et délibérément, dans les courants de pensée « décoloniale » animant la Belgique depuis plusieurs années. Paradoxalement, au Congo aussi l’enseignement fait l’actualité, en ce moment où tous les professeurs du pays mènent une grève au finish, pour que les parents d’élèves soient à nouveau autorisés à payer des frais scolaires ou qu’à défaut l’Etat augmente considérablement son budget en la matière.

Au cours de ce colloque passionné qui rassembla des historiens de Belgique et du Congo, tels que Serge Jaumain et Amandine Mauro (ULB) Benoît Henriet (VUB), Elikia M’Bokolo auteur de la monumentale « histoire de l’Afrique », Christian Chiza (Bukavu) Donatien Dibwe (Lubumbashi) Pamphile Mabiala (Unikin ) Isidore Ndaywel, (auteur de « l‘Histoire du Congo »)fit une communication écrite remarquée. Il suggéra  que « la colonisation soit ramenée à de justes proportions » : « il  y eut un avant et un après, il nous faudrait intégrer, par exemple, des thèmes comme le  commerce luso africain,  la construction de l’Amérique, approfondir la question du métissage, aborder les luttes sociales… Bref,  casser les cloisons, celles des lieux, celles des dates, réconcilier les mémoires… Embrayant sur ce thème,  Amandine Lauro souhaita déconstruire cette «  fabrique de l’histoire » qui modela les esprits jusqu’à présent.  Dans cette même logique, le professeur Dibwe (Université de Lubumbashi) plaida pour que l’on développe l’histoire sociale : « on a beaucoup parlé de l’uranium du Katanga et de la bombe atomique, mais que sait on des grèves qui éclatèrent au Katanga en 1941 et furent sauvagement réprimées ?

L’accès à des archives inédites, leur numérisation ouvrent également de nouvelles perspectives :  Benoît Henriet  détailla un projet  mené par l’ULB et la VUB en partenariat avec les Archives générales du Royaume :  « Digicoljust ». Il s’agît d’exploiter un véritable « trésor » qui a été extrait des oubliettes et numérisé : les archives judiciaires coloniales, dont entre autres les jugements des cours martiales. La nature des infractions, (par exemple consommer du chanvre venu d’Angola…), les nombreuses occurrences du terme « macaque », les peines infligées, dont les châtiments corporels, se révèlent extrêmement révélatrices du climat social de l’époque et l’ image de la « colonie modèle » vantée à Bruxelles s‘en trouve sérieusement écornée.

«  Il ne s’agît pas seulement de retrouver les  faits » souligna Elikia M’Bokolo « de progresser dans la connaissance du passé, il s’agît aussi de  déclencher un processus permettant de mieux connaître les Congolais, en Belgique comme dans notre pays.. . » L’enseignement de l’histoire, si important pour la définition des identités nationales, au Congo comme en Belgique, se heurte cependant à bien des contraintes, soulignées  tant par Caroline Désir (ministre de l’enseignement de la Communauté française) que par le Ministre congolais de la jeunesse : au Congo les moyens manquent cruellement et en Belgique, les cours  consacrés au Congo,  à l’histoire coloniale et à l’Afrique en général doivent trouver place dans un « référentiel » déjà extrêmement chargé. « Le « timing » est serré, mais la déclaration gouvernementale s’engage à ce que ce sujet, si important pour le vivre ensemble en Belgique soit abordé, et il le sera », martèle Caroline Désir qui se rappelle que voici vingt ans le Congo avait pratiquement été rayé des cours  d’histoire. Comme s’il fallait biffer un passé révolu et vaguement honteux qui, ces dernières années, entre autres grâce à la diaspora africaine, revient en force.  Professeurs,  chercheurs, responsables politiques réunis à Kinshasa, à l’écoute les uns des autres et travaillant ensemble ont en tous cas entamé une fructueuse décolonisation de l’histoire commune…

 

Bokundoli, un projet numérique qui fait «émerger » la colonisation du Congo  insérée dans l’histoire plus large de l’Afrique

Il y a longtemps que deux historiens congolais, Elikia M’Bokolo (EHSS Paris) et Jacob Sabakinu (UNIKIN)  rêvaient d’utiliser les ressources du numérique pour mettre en œuvre une sorte de « Wikipedia » de l’histoire de l’Afrique, et, dans l’immédiat, de l’histoire de la colonisation du Congo. Ils avaient le désir de mettre à la disposition des étudiants en histoire, mais aussi d’un très large public, africain et européen, une sorte d’encyclopédie en ligne répondant à toutes les questions sur l’« histoire longue » du continent et sur le fait colonial.  Ils en rêvaient  et l’ONG belge CEC (Coopération par l’éducation et la culture) l’a fait, en  étroite collaboration avec un groupe d’historiens congolais  réuni par  deux associations congolaises, l’IDLP (Institut pour la démocratie et le leadership politique) et l’IIP (Investing in people). A Kinshasa, Dominique Gillerot, administratrice de CEC et Renaud Juste, chargé de projet,  ont présenté avec fierté le projet « Bokundoli », qui vivra bien longtemps après la disparition de son concepteur Jacob Sabakinu.

« Bokundoli »signifie en lingala «déterrer », « faire émerger » et plus largement « porter à la connaissance ».  Dans les temps à venir, lorsque sera écoulée la période d’initiation et de rodage,  « Bokundoli » se présentera sous la forme d’un site du même nom, auquel,  munis d’un mot de passe ou passant par Facebook pourront passer tous ceux qui s’intéressent aux divers aspects de l’histoire du continent et du fait colonial.  Qu’il  s’agisse d’un parcours pédagogique interactif à l’intention des professeurs ou des élèves, d’une « promenade initiatique » ou d’une recherche spécifique,  Bokundoli  proposera d’abord une page d’accueil, puis orientera ses visiteurs vers  différents modules. Ces derniers seront soit accessibles directement soit inscrits dans une « ligne du temps », menant à des rubriques spécifiques, des images d’archives, des documents d’époque, des séquences audiovisuelles  soigneusement numérisés et même des peintures populaires comme de savoureux portraits de Léopold II ou du roi Baudouin réalisés par les peintres dits « naïfs » et ancrés dans la mémoire populaire.   

L’intérêt de la démarche est d’être partagée : entre les historiens congolais et belges, l’échange a été constant et prépondérante la vision des scientifiques africains,  Elikia M’Bokolo a pris maintes fois le Thalys pour peaufiner le travail dans les bureaux de CEC, Renaud Juste est resté en contact constant avec les historiens du Congo qui ont mobilisé tout leur savoir,  les apports des uns et des autres ont trouvé une forme numérique et le chemin d’accès a été soigneusement balisé.  A terme, l’intérêt du projet est double : les Congolais, étudiants,   chercheurs ou simples curieux, adeptes du numérique et « fanas » des réseaux sociaux pourront  interroger toutes les arborescences de Bokundoli , explorer ses modules pédagogiques et  les Belges pourront faire de même, pour le plus grand bonheur des professeurs d’histoire et des simples curieux.  Mais surtout, cette histoire  écrite à quatre mains (et bien plus en réalité…) au  Congo et en Belgique racontera d’une seule voix une aventure commune , elle  sera intégrée dans l’histoire générale de l’Afrique telle que l’aborde l’Unesco  et, renforçant la conscience des Africains et le niveau d’information des Belges, elle devrait faire le lien entre le passé et l’avenir…

 

Par Colette Braeckman

Le Soir, 02 novembre 2021

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